Pluie Acide
Exhibition text
Élise Legal & Léa Guintrand
Pluie Acide
BONUS - Ateliers d’artistes à Nantes
March 2023
Gribouiller signifie tout le spectre des émotions évidemment négatives ← Aussi : ce qui ne peut pas être dit. (1)
- Amy Sillman
Parlons de la chute, et non pas de la fin, car c’est cet entre-deux qui m’excite. Ce genre d'excitation épuisante, comme une fissure dans le temps, où l'avant et l'après ne riment à rien. L’excitation d'être lost in translation, parfois frustré·e, mais toujours sur le point de déchiffrer quelque chose. Ni début, ni fin (bien qu'il y en ait toujours une), mais un chevauchement du temps, des émotions et des langues.
C'était le rêve de Barthes (2) de connaître une langue étrangère et de ne pas la comprendre (3). Mais considérons le contraire. N'y a-t-il pas une certaine excitation à comprendre une langue étrangère sans la connaître ? À utiliser des signes pour bricoler du sens, construire peu à peu son propre vocabulaire, ne jamais vraiment tout savoir, mais être capable de percevoir l'essence d'une chose, ou de la chose que l'on veut comprendre ? Devant les œuvres d'Élise Legal et de Léa Guintrand, nous sommes confronté·es à une langue étrangère inconnue et pourtant saisissable, malgré le doute qu’elle suscite. Un chaos composé entre douceur et colère, succès et échec, ponctué d'images à la fois étranges et familières. On distingue certains symboles - des cœurs, des taches de frustration - et scénarios - une canicule sans fin, un souvenir d'été - mais la zone grise entre voir la vie en rose et voir tout simplement rouge est toujours présente. Il y a quelque chose de doux-amer là-dedans, comme la promesse de la pluie acide.
« Quelque chose de raturé ou de gribouillé [est une] acte volontaire d'effacement, de colère, de négation, de dégoût, de haine ; embarras, honte ou désir de rendre invisible ou d'oblitérer (4) » écrit Amy Sillman. Pourtant, ici, il ne s'agit pas seulement d'un échec ou d'émotions négatives, mais aussi de quelque chose qui ne peut tout simplement pas être dit. Car même si les œuvres évoquent un désir de communiquer, on ressent une incapacité à le faire, sur le plan linguistique. Il s’agit, peut-être (pour accueillir le doute, les bras grands ouverts), d’une question de l’efficacité dans un monde pris par l'accélération.
Élise écrit, surtout des poèmes, brefs et efficaces. «…au crépuscule / je suis d’un calme à faire marcher l’assurance… (5)». Léa réalise des vidéos, brèves et efficaces, elles aussi, qui suivent souvent ses sujets dans des paysages inquiétants qui deviennent peu à peu secondaires. Mais si Léa choisit l'image fixe ici, c'est pour donner lieu au trait mouvementé d'Élise. L'efficacité se révèle ainsi à travers des rencontres sans paroles. Les dessins et les clichés ne doivent pas donc être confondus avec du small talk improvisé - l’improvisation étant parfois une technique maladroite ou inefficace. Ils sont le fruit d'un travail de longue haleine, et un tissage des langues différentes pour en créer une nouvelle.
On pourrait dire que dans ces œuvres, deux univers s'entrechoquent. L'un plus silencieux, sérieux, l'autre plus tumultueux, vibrant. Mais chaque geste est à lire sur le même registre. Une certaine difficulté et un malaise se lisent dans ces deux mondes, ainsi qu'une élégance et une émancipation à l'assumer. Comme un rire nerveux qui ponctue la fin des phrases d’une personne jamais tout à fait sûre de ce qu’elle dit. Les assemblages d’Élise et Léa peuvent être entendus de la même manière : des images resserrées et précises, interrompues par des éclats de rire nerveux qui célèbrent la chute, et non pas la fin.
2 - Je pourrais citer le texte de Barthes sur l'œuvre de Cy Twombly ici, mais cela serait trop facile.
3 - Roland Barthes, L’Empire des signes, Éditions du seuil, p. 8 “Le rêve: connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre”
4 - Amy Sillman, Faux Pas: Selected Writings and Drawings, Paris, After 8 books. Traduit de l’anglais : “Something scratched out or scribbled over - willfull act of erasure, anger, negation, disgust, hate; embarrassment, shame, or a wish to make invisible or to obliterate.”
5 - Extrait du poème “Obscur” d’Élise Legal