Damien Fragnon : Les Multiplicités des mondes
Exhibition review
on Damien Fragnon
Un mirage irisé, solo exhibition
KOMMET, Lyon
August 2020
Les multiplicités des mondes (FR- scroll for English)
La nuit tombée, un mirage irisé remplit l’espace. Et c’est précisément « la nuit [que] se produit le moment technique du naturer » écrivent David Gé Bartoli et Sophie Gosselin. C’est « le saut événementiel qui ouvre une advenue sensible. C'est cette nuit qui rend le réel inépuisable[1].» ‘Naturer’ est la technique et la tradition longtemps adaptée par l'humain qui tente de s'extraire de la nature afin de la domestiquer et, ce faisant, de la simuler. Dans l'exposition personnelle de Damien Fragnon à Kommet, les néons imitent le crépuscule et l'aube, le lever et le coucher du soleil. Conçue pendant la quarantaine - un moment où les rythmes circadiens étaient perturbés par des activités monotones et des jours apparemment sans fin, et où les humains étaient coincés aux confins de la maison – l’exposition évoque cette advenue sensible, cette réalité inépuisable, à travers le jeu de lumière.
Et quelle est exactement cette réalité inépuisable ? C'est la crise des divisions conceptuelles entre l'humain et le non-humain, l'intérieur et l'extérieur, qui domine le monde occidental. Damien Fragnon met en évidence ce fossé de coexistences paradoxales à travers une série de sculptures, comme des corps, qui flottent dans l'espace.
Chaque sculpture est composée d'un système de cordes, de métaux, de fils et d'objets à la fois organiques et non organiques, grâce à un processus méthodique que l'artiste a adapté. Partant d'une simple observation du quotidien, Fragnon collecte ensuite des matériaux et voyage entre l'atelier et la nature, créant des assemblages qui contiennent toutes sortes de choses, des bouteilles d'eau en plastique aux plantes en passant par le chewing-gum et le bambou. Le temps est l'un des médiums de prédilection de l'artiste, car il laisse les éléments périr dans une inévitable transformation. Suspendues au plafond comme des ponctuations dans l'espace, ces sculptures révèlent les liens étroits entre l'humain et la nature, et les occasionnelles absurdités de cette relation.
Dans Bambou au blue tooth (2020) - dont le titre lui-même semble presque un oxymore - la nature et l'industrie se heurtent, mais ironiquement. Un paquet de chewing-gum à la chlorophylle est suspendu sur la sculpture composée de bambou et de branches de platanes. Une substance vitale pour la photosynthèse industrialisée pour le plaisir humain de mâcher du chewing-gum dans un geste de biomimétisme. Pourtant, loin d'une tentative d'humour, Fragnon se contente de pointer ces relations pour révéler que cette division conceptuelle entre l'humain et le non-humain n'est rien d’autre que cela - un concept. Les matériaux et les êtres vivants coexistent et malgré la tentative de l'humain de domestiquer la nature, nous sommes néanmoins des êtres codépendants au sein de cette relation.
« L'environnement naturel n'existe pas[2] » écrit Emanuele Coccia. Damien Fragnon en est conscient, car il comprend que l'opposition entre la ville et l'environnement naturel n'est qu'un mythe et il embrasse cette alliance à travers son travail. Du pin de capricorne (2020) peut être considéré comme un clin d'œil à cette même alliance : attaché à un moule en silicone, un ensemble de cailloux est un hommage à toutes les pierres qui ont été collées dans les semelles des chaussures, comme un rappel constant que la séparation de ces espaces et ces choses est tout simplement illogique.
Imaginée à une époque où les rassemblements de personnes sont mal vus, voire interdits, l'exposition est visible grâce à un live stream sur le site web de Kommet. Et bien que l'expérience multisensorielle complète fasse défaut - l'artiste chatouillant les cinq sens, dont l'odorat, grâce à l'utilisation de fleurs et un pot de Vick’s VapoRub – le.la spectateur.trice en ligne est accompagné.e d'une playlist de musique, de lectures et de divers fichiers audio créés par des personnes de l'entourage de l'artiste. Bien qu'ils.elles ne se connaissent pas nécessairement, le lien entre ces penseur.es, artistes, musicien.nes, architectes et historien.nes est Damien Fragnon lui-même. Pourtant, plutôt que de considérer chaque personne, chaque contribution, comme une entité en soi, considérons-les comme un tout.
« Tous les vivants sont, d’une certaine manière, un même corps, une même vie et un même moi qui continue à passer de forme en forme, de sujet en sujet, d’existence en existence. Cette même vie est celle qui anime la planète, elle aussi née, échappée d’un corps préexistant – le Soleil – et engendrée par métamorphose de sa matière il y a 4,5 milliards d’années. Nous en sommes toutes et tous une parcelle, un éclat de lumière […] Et pourtant, cette origine commune, ou pour mieux dire, le fait que nous soyons la chair de la Terre et la lumière du Soleil qui réinventent une nouvelle manière de dire moi, ne nous condamne pas à une identité[3]. »
Dans Un mirage irisé, Damien Fragnon réinvente une nouvelle façon de dire le "moi" à travers une série de sculptures et d'interventions de ses proches, révélant la multiplicité des mondes, mettant en évidence non seulement les liens inexplicables entre l'humain et le non-humain, mais aussi entre les humains eux-mêmes. Nous en sommes tou.tes une parcelle, tout comme les éclats de soleil au crépuscule et à l'aube qui créent des mirages iridescents.
Katia Porro, juillet 2020
[2] Emanuele Coccia, Métamorphoses, Paris, Éditions Rivages, coll. Bibliothèque, 2020, p. 194.
[3] Emanuele Coccia, Métamorphoses, p. 29
The Multiplicities of Worlds (EN)
At nightfall, an iridescent mirage fills the space. And it is "in the night [when] the technical moment of naturing occurs," writes David Gé Bartoli and Sophie Gosselin.[1] It is "the jumpstart that gives way to a sensitive happening. It is the night that makes reality inexhaustible.”[2] ‘Naturing’ is the technique and tradition long adapted by humans in which they have attempted to extract themselves from nature in order to domesticate it, and often times in doing so, simulate it. In Damien Fragnon’s solo exhibition at KOMMET, neon lights mimic dusk and dawn, sunrise and sunset. Conceived during quarantine– a moment in which circadian rhythms were disrupted by monotonous activities and seemingly never ending days, and humans were forced to the confines of the home– the exhibition’s play of light evokes this sensitive happening, this inexhaustible reality.
And what exactly is this inexhaustible reality? It is the crisis of conceptual divisions between the human and the non-human, the interior and the exterior, that has dominated the Western world. Damien Fragnon points to this gap of paradoxical coexistences through a series of sculptures, like bodies, that float in the space.
Each sculpture is composed of a system of cords, metals, wires, and objects both organic and not, through a methodical process that the artist has adapted. Beginning with simple observation of the everyday, Fragnon then collects materials and travels between the studio and nature, creating assemblages that contain anything from plastic water bottles and plants to chewing gum and bamboo. Time is one of the artist’s mediums of predilection, as he often gives way to chance while letting elements perish in an inevitable transformation. Suspended from the ceiling like punctuations in the space, these sculptures reveal the close links between human and nature, and the occasional absurdities in this relationship.
In Bambou au blue tooth (Bamboo with Bluetooth, 2020) – of which the title itself seems almost like an oxymoron – the natural and industrial collide, yet ironically. A pack of chlorophyll chewing gum hangs from the sculpture composed of aged bamboo and branches from plane trees. A substance vital for photosynthesis industrialized for the human pleasure of chewing gum in a gesture of biomimicry. Yet, far from an attempt at humor, Fragnon simply points to these relationships to reveal that this conceptual division between the human and the non-human is merely that – a concept. Materials and living beings coexist and despite man’s attempt to domesticate nature, we are nevertheless codependent beings within this relationship.
“The natural environment does not exist,” writes Emanuele Coccia.[3] Damien Fragnon is aware of this, as he understands that the opposition between the city and the natural environment is but a myth and embraces their alliance through his work. Du pin de capricorne (Capricorn Pine, 2020) can be seen as a nod at this very alliance: attached to a silicone mold is a collection of pebbles in an homage to all of the rocks that have been stuck in the soles of shoes, like constant reminders that the separation of these spaces and things is simply illogical.
Imagined in a time when gatherings of people are frowned upon, if not prohibited, the exhibition is visible through a live stream published on KOMMET’s website. And although the full multisensory experience is lacking – the artist tickles the five senses, including smell through the use of flowers and Vick’s VapoRub – the online viewer is accompanied by a playlist of music, readings, and diverse audio files created by people from the artist’s entourage. Although they do not necessarily know each other, the link between these thinkers, artists, musicians, architects, and historians is Damien Fragnon himself. Yet, rather than considering each person, each contribution, as an entity in and of itself, let us consider them as a whole.
"All living beings are, in a way, one body, one life and one self that continues to pass from form to form, from subject to subject, from existence to existence. This same life is that which animates the planet, also born, escaped from a pre-existing body - the Sun - and generated by metamorphosis of its matter 4.5 billion years ago. We're all a piece of it, a burst of light. And yet, this common origin, or rather, the fact that we are the flesh of the Earth and the light of the Sun, which reinvents a new way of saying "I", does not condemn us to an identity."[4]
In Un mirage irisé, Damien Fragnon reinvents a new way of saying ‘I’ through a series of sculptures and interventions by those close to him revealing the multiplicities of worlds, highlighting the inexplicable connections between not only the human and the non-human, but also between humans themselves. We are all a piece of it, just like the bursts of sunlight at dusk and at dawn that create iridescent mirages.
Katia Porro, July 2020
[2] Ibid. Translated from the French by the author: “le saut événementiel qui ouvre une advenue sensible. C'est cette nuit qui rend le réel inépuisable. ”
[3] Emanuele Coccia, Métamorphoses, Paris, Éditions Rivages, coll. Bibliothèque, 2020, p. 194.
[4] Emanuele Coccia, Métamorphoses, p. 29. Translated from the French by the author: "Tous les vivants sont, d’une certaine manière, un même corps, une même vie et un même moi qui continue à passer de forme en forme, de sujet en sujet, d’existence en existence. Cette même vie est celle qui anime la planète, elle aussi née, échappée d’un corps préexistant – le Soleil – et engendrée par métamorphose de sa matière il y a 4,5 milliards d’années. Nous en sommes toutes et tous une parcelle, un éclat de lumière […] Et pourtant, cette origine commune, ou pour mieux dire, le fait que nous soyons la chair de la Terre et la lumière du Soleil qui réinventent une nouvelle manière de dire moi, ne nous condamne pas à une identité"